Emotions et information : pourquoi les journalistes n'assument pas
En EMI, on apprend à distinguer les faits des émotions dans la production journalistique. Et à ne pas mélanger émotion et manipulation. Un travail qui nécessite de s'intéresser aux émotions des journalistes, et d'aller au-delà de la posture journalistique d'objectivité. Pas si simple...
Les journalistes ont coutume de démontrer la qualité du travail journalistique par le traitement purement factuel de l'information. Cette attitude, renforcée aujourd'hui à l'ère de la "post-vérité", nous rappelle que les faits n'ont jamais été aussi importants pour lutter contre la désinformation. Je vous renvoie à ce sujet sur le brillant essai philosophique "Pour les faits", de Géraldine Muhlmann (éd. Belles Lettres, 2023).
Ce discours factuel peut pourtant créer un inconfort et paradoxalement entacher la confiance du public. Peut-être car ce discours semble nier la charge émotionnelle d’une information, même factuelle? Malgré une forme de défiance générale, le public juge ainsi positivement l'engagement des médias car il sait que le journaliste ne peut pas être objectif, explique Pierre Ganz dans son blog Journalisme et déontologie, Un journaliste engagé n'est pas un militant. Pour Michael Schudson, éminent professeur à la Columbia Journalism School "les journalistes gagneraient à assumer la porosité entre leurs valeurs personnelles et leurs écrits".
Le problème, c'est que les journalistes eux-mêmes ont du mal à l'accepter. À peine se permettent-ils "d'externaliser" les émotions, en interrogeant des sources. Alors pourquoi sont-ils si réticents à couvrir l’aspect émotionnel d’une histoire, allant souvent jusqu'à cacher leurs émotions ?
Le traitement émotionnel des articles journalistiques fait l'objet de recherches de plus en plus nombreuses. Pour prendre connaissance des débat en la matière, je vous invite à consulter cet article de Karin Wahl-Jorgensen, An emotional turn in journalism studies? Digital Journalism 8, 2020.
En introduction de son article Discussing Emotions in Digital Journalism, Kristin Skare Orgeret nous donne une première explication d'ordre déontologique. Elle rappelle ainsi que les émotions sont "traditionnellement considérées comme des expériences privées, et sont à ce titre considérées comme à placer hors du débat public".
De plus, les émotions dans le journalisme sont encore souvent perçues comme une menace à l'objectivité. Pire, faire appel aux émotions peut être interprété comme une façon de manipuler le public. Or, il est parallèlement demandé aux journalistes de ne pas succomber au « sensationnalisme » et ces reproches expliquent aussi, selon Chris Peters dans Emotion aside or emotional side? Crafting an ‘experience of involvement’ in the news, que l’émotion soit souvent traitée avec dédain par les journalistes. Par extension, focaliser sur les émotions pourrait aussi détourner l'attention de sujets importants mais moins sensationnels.
On sait également que les dynamiques émotionnelles peuvent exacerber les discours haineux, la polarisation et la diffusion de fausses informations au détriment d'une perception objective des faits, comme un chercheur l'a constaté dans les vagues populistes mortelles au Bangladesh, au Sri Lanka, en Inde ou même en Allemagne, dotée d'une tradition journalistique occidentale pro-factuelle.
J'ajoute aussi une note plus personnelle. Est-ce qu'une dose d'émotion ne serait pas accepter qu’informer, c’est aussi communiquer ? Dans "Informer n'est pas communiquer", Dominique Wolton, directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS, dénonçait dès 2010 l’opposition entre l’information, considérée comme sérieuse et fiable, et la communication considérée comme une forme de manipulation. Avec Internet, cette frontière devenait déjà poreuse puisque cet espace nécessite davantage d’interaction avec son public… donc de communication.
Au final, pour un journaliste, assumer ses émotions et les partager au public, n'est-ce pas aussi, paradoxalement, miser sur l’intelligence de ce dernier ?