Ce que les émotions apportent à l'analyse de l'information

Il est de bon ton de démontrer la qualité du travail journalistique par le traitement factuel de l'information. Et si, au contraire, on intégrait davantage les émotions au travail journalistique ?

Ce que les émotions apportent à l'analyse de l'information
Photo by Austin Distel / Unsplash

Démontrer la qualité d'un travail journalistique par un traitement purement factuel de l’information ne suffit pas à convaincre le public. Et si l'authenticité succédait à l'illusion d'objectivité ?

À l’ère de la post-vérité, où le public se fie davantage aux émotions qu’aux faits, proposer de valoriser l'émotionnel dans le traitement journalistique est un pari audacieux. Bien sûr il ne s'agit pas de ne traiter que l'émotionnel au détriment du factuel, mais de prendre en compte les deux dimensions de l'information.

C'est d'ailleurs ce que font déjà de nombreux enseignants en Éducation aux médias lorsqu'ils analysent des articles en classe en distinguant les faits des émotions. Voici quelques exemples de scenarii pédagogiques (avec leurs ressources) :

Emotion/Information : je t'aime, moi non plus, Laurence Berne, Lycée des métiers de la montagne, Académie de Grenoble
Émouvoir pour informer, c'est toute une histoire, Sandrine Tonnoir, Collège René Long, Académie de Grenoble
Émouvoir, est-ce désinformer ? Christophe Guérin, Collège Henri Corbet, Académie de Grenoble
Notre-Dame : quand l'émotion parcourt le monde, Ministère de l'Éducation nationale.

En Éducation aux médias, les émotions sont souvent difficiles à identifier et à analyser car elles sont liées à l'expérience personnelle des journalistes. Pour Florence Le Cam, dans son chapitre consacré au tissu émotionnel du travail journalistique "Comprendre ces émotions peut révéler des aspects importants de leur engagement professionnel. Chercher à comprendre ce que les journalistes ressentent, quelles émotions les habitent, les traversent, les animent, éclaire une face souvent mal connue de la pratique journalistique". Ce travail est parfois rendu difficile par la posture d'objectivité des journalistes, traitée dans ce récent billet Emotions et information : pourquoi les journalistes n'assument pas.

Les émotions, un tabou à briser?

La définition des "émotions" permet de mieux comprendre les contours de la problématique : une émotion est un sentiment personnel et indiscutable. Il ne s’agit ni d’un fait, ni d’une opinion, ni d’une interprétation. Elle se confond souvent car en revanche elle crée (rapidement) une opinion.

Les recherches en neurosciences et en psychologie montrent que les émotions ne sont pas les ennemies de la raison. Au contraire, en tant qu’êtres humains, comme l’explique de façon très pédagogique le neuroscientifique Albert Moukheiber dans cette vidéo, nous comprenons le monde à la fois cognitivement et émotionnellement.

L’information ne peut donc pas être qu'une série de faits vérifiés et vérifiables. Elle véhicule aussi des émotions, qui font partie de l'expérience humaine.

Questionner l’objectivité

En Éducation aux médias (EMI), on fait aussi souvent la différence entre objectivité et neutralité journalistique. Questionner les émotions dans le journalisme permet justement d'aborder les notions d'objectivité et d'impartialité, par exemple. Comme le rappelle Chris Peters, dans sa forme idéale, l’objectivité est définie par sept composantes : factualité, équité, impartialité, indépendance, non-interprétation, neutralité et détachement. Ces 7 critères font office de normes d’un “produit journalistique” qui vise à établir une information.

Mais qu’entend-on par impartialité, par exemple? Selon la chercheuse féministe Donna Haraway, l’objectivité tend paradoxalement à privilégier les points de vue des groupes dominants car « seule une perspective partielle promet une vision objective ». Les réactions hostiles à la campagne #metoo, qui avait ouvert le débat public sur les expériences des victimes d'agression sexuelle, ont ainsi montré à quel point il était exceptionnel de donner la priorité à la prise en compte des émotions d'une personne vulnérable. Dans ce cas, l'inclusion des émotions a contribué à libérer des voix de groupes traditionnellement marginalisés.

Une nouvelle authenticité

Dans son article "Les émotions, une ressource journalistique indispensable pour le fait divers", Cécile Detraz explique également que les émotions constituent des éléments de contexte utiles pour retranscrire plus fidèlement la réalité. Notamment dans les faits divers qui se distinguent par leur caractère exceptionnel. Elle s'appuie sur une simulation réalisée dans un cours de journalisme à l'Université de Neuchâtel, où les étudiants ont intégré des éléments émotionnels à leurs articles. Un des cas étudiés implique un témoignage subjectif qui, bien que critiqué pour son manque d'objectivité, apporte une dimension émotionnelle essentielle à la compréhension de l’événement. Cette approche soulève ainsi des questions sur la notion traditionnelle d'objectivité pour inclure une "nouvelle authenticité" qui mêle faits vérifiés et ressentis subjectifs.

Autre exemple, en Télévision, Chris Peters, dans son article Emotion aside or emotional side? Crafting an ‘experience of involvement’ in the news, montre qu'aux États-Unis, la popularité des émissions matinales repose sur un style stéréotypé « féminin » – plus sensible, jovial et conversationnel – précisément car ce genre d’information s’inscrit dans la sphère privée maternelle du foyer. Entrer dans la maison pendant les routines familiales du matin exigerait ainsi une forme d’émotivité plus intime que les informations aux heures de grande écoute.

Une étude australo-britannique démontre d’ailleurs que l’intimité est un gage de succès des podcasts.

Les émotions à l’ère du numérique

À l'ère du numérique, les partages et les commentaires du public sur les réseaux sociaux et sous le coup de l'émotion, participent à la fabrication du contenu. Sans parler des influenceurs qui ne s’embarrassent pas à cacher leurs émotions et concurrencent les journalistes. Le tout diffusé sous une loi algorithmique qui exploite les émotions, les valeurs et l’identité des lecteurs pour orienter vers eux le contenu journalistique.

En 2019 déjà, dans un numéro spécial de Digital Journalism intitulé « Algorithmes, automatisation et actualités », il est fait mention de XX Lind qui déclarait que « Pour continuer à exister ‘en dehors de ce que nous pouvons attendre des robots’, les journalistes seront contraints, par les algorithmes, de réfléchir davantage à la définition de leurs principales capacités humaines, telles que le développement de l'intelligence émotionnelle et sociale, de la curiosité, l’authenticité, l’humilité, l’empathie et la capacité de devenir de meilleurs auditeurs, collaborateurs et apprenants ».

Pour que le journalisme tire parti des émotions sans sacrifier son intégrité, un équilibre entre l'exactitude des faits et l'expression émotionnelle est donc nécessaire. Cela implique de reconnaître que l'émotion peut coexister avec une présentation rigoureuse des faits. Elle présente à la fois des opportunités pour renouveler le lien avec le public et des défis pour préserver l'objectivité et l’intégrité.

Pourtant, sans nier la valeur des faits, en prenant sa responsabilité sur le traitement émotionnel, le journaliste, devenu ainsi pleinement humain, ne se rapprocherait-il pas de son public... condition sine qua non pour gagner sa confiance?